De la communauté à l’individu : Quantifier pour comprendre l’impact des pratiques actuarielles sur la mutualisation

22 juin 2023  | Par Boris NOUMEDEM
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Le mémoire de Boris Noumedem sur la mutualisation a reçu le prix Institut des actuaires du 34e Concours International des mémoires de l’Économie et de la Finance du Centre des professions financières.

Contexte

Le mécanisme de l’assurance repose sur la mutualisation des risques, qui est une déclinaison actuarielle de la loi des grands nombres et qui suppose l’indépendance et l’homogénéité des risques. Mais ceux-ci ne sont pas homogènes en général, ce qui pousse les assureurs à segmenter les primes en fonction des facteurs de risques captés à travers les variables tarifaires. Avec l’accroissement du volume de données sur les assurés et leur volonté de payer le « juste prix », la segmentation des primes est de plus en plus poussée, le cas extrême étant une individualisation des tarifs. Les opportunités associées à ces tendances sont à l’origine de l’émergence des insurtechs et des produits d’assurance très personnalisés comme les produits basés sur les données d’usage. Cette personnalisation des risques et les inquiétudes qu’elle soulève reviennent dans les débats actuariels sous la désignation de « démutualisation », dont l’un des dangers majeurs pour la communauté est l’exclusion d’une catégorie de la population. Notamment celle des plus risqués, puisqu’elle se verrait proposer des primes trop élevées, faisant alors perdre à l’assurance sa raison d’être : protéger les plus à risque. Le but du mémoire était de proposer une formalisation de la notion de mutualisation et de définir des indicateurs de mesure du niveau de mutualisation d’un portefeuille d’assurance ou d’une stratégie tarifaire.

Enjeux sociétaux

Pour se couvrir contre la sélection adverse et construire un portefeuille d’assurance, il peut être nécessaire de procéder à une segmentation des assurés à partir des variables tarifaires. L’actuaire constitue des classes de risques homogènes au sein desquelles il mutualise les risques d’un pool d’assurés. Dans chaque classe, il subsiste une hétérogénéité résiduelle due, d’une part, à l’incomplétude des facteurs de risque utilisés et, d’autre part, au hasard pur. Un montant de prime par classe de risque est alors déterminé à partir d’une estimation empirique de la sinistralité attendue de la classe. Dans un scénario où les assurés intraclasses seraient suffisamment nombreux, nous pourrions nous attendre à observer une compensation entre les primes perçues et les sinistres payés d’une classe, la mutualisation s’appliquant dans chaque classe de risques. À mesure que la segmentation s’affine, les dangers de démutualisation comme les exclusions (tarifs prohibitifs), les « injustices actuarielles » (du fait de l’utilisation des facteurs de risque non causaux pour segmenter le risque), les instabilités des primes ou les risques de modèle se multiplient.

Proposition de définition de la (dé)mutualisation

Nous proposons de formaliser la démutualisation d’un portefeuille comme la désolidarisation des assurés de la communauté, le cas extrême étant une prestation individuelle, certaine avec un niveau de marge constant par assuré sans aucun subside croisé. Inversement, un portefeuille sera d’autant plus mutualisé si, au sein de celui-ci, l’assureur fait jouer la solidarité en plus de la mutualisation entre les assurés ayant le même profil de risque.

Mesurer la mutualisation

Le niveau de mutualisation d’un portefeuille peut être quantifié en mesurant les disparités résultantes des pratiques des actuaires que sont la segmentation des primes techniques et l’hétérogénéité des marges par assuré (1). Deux mesures d’incertitude (ainsi que leur généralisation) se démarquent dans la littérature pour construire les indicateurs de mutualisation : la variance et l’entropie.

  1. Niveau d’individualisation : il mesure la démutualisation comme le ratio de l’information utilisée pour la construction des primes techniques sur celle nécessaire pour construire les profils de risque individuels. Il varie entre : 0, lorsque l’assureur pratique un prix unique pour tous les assurés : aucune différenciation des assurés à partir de la prime ; et 1, lorsqu’il applique un prix différent pour chaque assuré : hypersegmentation des profils de risque.
  2. Prime de solidarité : cet indicateur mesure la mutualisation comme le montant moyen de prime technique transféré (ou reçu) par un assuré vers les (ou des) autres assurés. Il s’agit d’un montant exprimé en devise. Il peut être normalisé par rapport au risque moyen du marché pour assurer la comparabilité entre les assureurs.

Ces indicateurs se généralisent à la prime commerciale pour prendre en compte les deux leviers de mutualisation. La description et l’application d’autres indicateurs de mutualisation basés sur l’inertie des contributions au risque et l’entropie algorithmique (complexité de Kolmogorov + l’entropie de Shannon) des segmentations de risques sont présentées dans le mémoire.

Effets de la segmentation

Le portefeuille d’extension de garantie automobile d’un assureur français a servi pour les analyses numériques de ces indicateurs. Les facteurs de risques à disposition permettent d’atteindre des primes techniques très segmentées en incluant notamment la marque et le modèle du véhicule. Des modèles de prime de risque allant du moins segmenté au plus segmenté (pour lequel les primes dépendent de tous les facteurs de risques) ont été calibrés.

L’application des métriques de mutualisation sur ces primes conduit à des résultats très cohérents. Les indicateurs sont en effet en accord avec les intuitions actuarielles et la définition proposée. La mise en concurrence sur les primes techniques des assureurs fictifs qui appliqueraient ces modèles de prime pure permet d’étudier empiriquement les conséquences de la démutualisation sur les assureurs et sur le marché : si segmenter permet de se couvrir contre le risque de structure et de mieux comprendre le risque assuré, un assureur très segmenté sera potentiellement plus sensible aux variations sur des niches (structure x tendance) d’une année à l’autre. En situation de concurrence, l’assureur le plus performant financièrement n’est pas nécessairement le plus segmenté, mais peut-être celui qui a une segmentation intermédiaire. Il est également sujet à un risque de perte d’expertise sur certains profils de risque du marché. La démutualisation en situation de concurrence entraîne une diminution de la valeur pour le marché et des exclusions qui s’accentuent avec la finesse de la segmentation.

Conclusion

La mutualisation ainsi que sa mesure génèrent des souhaits et des attentes majeures auxquels les indicateurs proposés répondent assez favorablement. La prime de solidarité et le niveau d’individualisation constituent nos principales propositions pour évaluer la mutualisation d’un portefeuille : ils sont complémentaires, relativement faciles à calculer et à interpréter. Cependant, ces indicateurs doivent être complétés par d’autres mesures de valeur pour vérifier que la solidarité créée est socialement acceptable. Cette étude est conduite afin d’inciter les assureurs à évaluer leur niveau de mutualisation sur divers produits comme l’assurance des emprunteurs.

Références :

1- BC = Burning Cost désigne la prime technique à partir de laquelle l’assureur détermine la prime commerciale. Et N est le nombre d’assurés dans le portefeuille. L’entropie est donnée Ent(BCASS) = -∑j pj log (pj) avec pj la fraction du portefeuille ayant le j – ième plus petit BC.

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