Anticiper en univers incertain : nouveau challenge pour les actuaires

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Dans un monde en constante évolution, caractérisé par des bouleversements majeurs, la tâche des actuaires devient plus complexe. Chargés d’évaluer les risques financiers et d’organiser des mutualisations pour y faire face, les actuaires éclairent la prise de décision par l’exploitation scientifique des données. Cependant, la montée en puissance des nouveaux risques met en évidence un défi majeur : le manque de données historiques et structurées.

Pour aider ses membres à faire face à cette problématique, pour partager les solutions de durabilité et faire avancer ensemble la science actuarielle, l’Institut des actuaires a mis en place un groupe de travail pour « Anticiper en univers incertain ». Les événements climatiques extrêmes tels que tempêtes, inondations ou sécheresses, autrefois considérés comme rares, sont désormais fréquents et intenses. Les attaques cyber ont évolué pour devenir une menace omniprésente, touchant entreprises, gouvernements et même infrastructures critiques. De plus, les épidémies, comme le récent exemple de la pandémie mondiale, ont démontré leur capacité à perturber radicalement les sociétés et les économies.

Ces perturbations ont redéfini la notion même de risque : se projeter dans le futur et évaluer ce qui pourrait empêcher d’atteindre un objectif est ressenti comme beaucoup plus incertain que par le passé. Les modèles actuariels traditionnels, qui reposent sur les données passées pour prédire les tendances futures, sont insuffisants pour anticiper l’avenir.

IA et restrictions aux assureurs

Certes, l’intelligence artificielle (IA) constitue un outil puissant : elle donne accès à de nouvelles données image et texte, et permet d’enrichir les modèles. Mais elle utilise les données du passé avec une seule métrique, la proximité, ce qui limite sa capacité prédictive. Par ailleurs, les actuaires n’ont pas toute latitude pour exploiter le potentiel de l’IA et des « Large Language Models » (LLM), car le régulateur impose au niveau européen des règles restrictives spécifiques aux assureurs.

Face à ce défi, les actuaires disposent de méthodes mathématiques utiles pour exploiter les informations disponibles, notamment la théorie des valeurs extrêmes et les méthodes bayésiennes. Une autre solution est de modifier l’offre de garanties. L’assurance paramétrique peut constituer un bon outil dans certaines situations, avec ses avantages et ses limites : automaticité et rapidité de l’indemnisation, mais risque de base, c’est-à-dire écart entre la couverture souhaitée et la réalisation du risque tel que prévu au contrat, risque accru dans la situation actuelle de bouleversement du contexte.

La nécessaire interdisciplinarité

Les actuaires ont donc besoin de nouvelles manières de collecter l’information : ils adoptent des approches novatrices. Quand l’information des données n’est pas suffisante pour comprendre comment se constitue le risque, ils vont la chercher au plus près du terrain : chez les experts en sciences environnementales, en cybersécurité, en épidémiologie et dans d’autres domaines pertinents. Il s’agit de détecter les structures profondes de ces phénomènes souvent très évolutifs, qui permettent de composer des portefeuilles de contrats, dont le coût du risque chez certains sera compensé par l’absence de survenance chez les autres. En univers incertain, cette collaboration interdisciplinaire, qui permet de bénéficier des dernières avancées scientifiques, est fructueuse pour les actuaires en charge d’organiser l’assurabilité des risques. Cette nouvelle démarche serait confortée si, parallèlement, se mettait en place une observation structurée des nouveaux risques débouchant sur la constitution de bases de données fiables et robustes. Elles permettraient ultérieurement de croiser ces datas avec d’autres, pour compléter la connaissance de ces phénomènes naturels ou technologiques et mieux protéger la société dans son ensemble de ces menaces collectives.

Pour collaborer avec des experts et traduire leur expertise en informations intégrables dans des modèles actuariels, une méthode bien adaptée est celle des scénarios. L’Institut des actuaires en a présenté des exemples lors de ses événements en cyber, durabilité et climat, notamment l’évaluation d’un éventuel tsunami au nord du Maroc, réalisée en équipe par une géographe et une actuaire.

Une autre approche possible consiste à réaliser des « review » d’un sujet d’étude ayant fait l’objet de nombreux travaux et publications, puis, en s’appuyant sur les résultats d’un faisceau de recherches convergentes, de modéliser le risque comme s’il s’agissait de résultats statistiques actuariels.

Mais l’information disponible n’est pas encore assez solide pour garantir à coup sûr que la couverture des risques par les assureurs est possible. Il est même évident que ce n’est pas toujours le cas : l’exemple de la Covid montre bien que certains événements ne peuvent être affrontés qu’au niveau des États. Les risques systémiques ne répondent pas tous aux conditions théoriques d’assurabilité, s’il n’y a pas d’aléa ou si tout le monde est touché, et peuvent dépasser la capacité financière d’engagement du marché ou le niveau du prix acceptable par les assurés. Dans ce cas, un engagement de couverture nécessite une coopération publique/privée à construire.

Concernant les pics de risque, permettre aux assureurs de les mutualiser dans le temps, sur plusieurs exercices, par des provisions de résilience pour en lisser le coût relâcherait un peu les contraintes.

Déterminer les conditions et les limites à l’assurabilité est un enjeu essentiel pour lequel l’Institut des actuaires, association d’utilité publique, mobilise son groupe de travail et s’emploie à développer la coopération des actuaires avec la recherche académique.

Cette coopération est également clé du fait de la perspective d’un retour à des modélisations rigoureuses si l’espoir d’avoir un jour accès aux données géospatiales se concrétise. Il s’agirait pour les actuaires d’hybrider la statistique et le machine learning sur des jeux de données de très grande taille. Maîtriser les technologies nécessaires à l’exploitation de ces données pour évaluer les risques climatiques, cyber, etc. et pour fonder les engagements sur des données mesurables et fiables nécessiterait que l’industrie de l’assurance investisse dans une chaire de recherche actuarielle statistique pour ces données spécifiques.

L’IA générative, rupture sociétale

L’un des sujets actuels qui concentrent les curiosités et les inquiétudes concerne l’intelligence artificielle générative (IAG). S’inscrivant dans la continuité technologique de l’IA, sa puissance présente de formidables perspectives et va probablement modifier tous les secteurs d’activité. Pour les actuaires, sous réserve de la sécurisation technique des informations, l’IA générative est appelée à devenir un assistant virtuel : utilisation dans la production de code, synthèse de documents automatisée, exploration de données et production de données synthétiques, développement de compétences en data science, etc.

Mais l’IAG est aussi une rupture sociétale. D’une part, elle crée une illusion de connaissance, sans chemin préalable de compréhension, avec des biais cognitifs, dont il est difficile de mesurer les effets à terme sur la connaissance et les comportements humains. D’autre part, elle génère des risques d’erreurs et de manipulations difficiles à détecter du fait de l’imbrication de l’humain et de la machine. Les actuaires apprivoisent ce nouvel outil, dans ses différentes dimensions techniques et sociétales, en suivent de près les évolutions, identifient les limites et le contrôle des risques nécessaire. Ils en exploitent déjà les ressources, en commençant à construire leurs propres solutions dédiées à l’actuariat. La fairness, l’équité des mutualisations et la qualité de l’inclusion sont bien sûr une préoccupation permanente de son utilisation.

Face à la complexité croissante du paysage des risques à évaluer et au défi de durabilité, une nouvelle ingénierie actuarielle voit le jour. Pour anticiper les évolutions à venir, les actuaires mixent les bases solides des méthodes actuarielles traditionnelles avec diverses approches, pragmatiques et/ou sophistiquées, inspirées de la connaissance des spécialistes des domaines étudiés : climat, épidémiologie et cyber.

La perspective d’un accès futur à de nouvelles données de très grandes dimensions ouvre le champ vers un nouveau développement des mathématiques statistiques, pour une évaluation plus précise des risques et un monitoring rapproché. Dès maintenant, une mobilisation financière serait nécessaire pour lancer une recherche académique en ce domaine, dédiée à l’assurance. En coopération avec les experts des métiers concernés et avec les chercheurs académiques, les actuaires sont engagés dans une nouvelle ère actuarielle d’ouverture, d’adaptabilité et d’apprentissage permanent. Nul doute que l’intelligence artificielle et le machine learning seront des outils déterminants de cette évolution, avec leur puissance mais aussi leurs dangers, qui font eux-mêmes partie des risques que les actuaires prendront en compte.

Rebond

Institut des actuaires : un groupe de travail pour anticiper en univers incertain

Face aux transformations rapides de l’environnement, les actuaires se mobilisent pour jouer pleinement leur rôle d’utilité publique dans l’analyse des nouvelles problématiques, l’évaluation de l’impact économique des risques et la construction de nouvelles mutualisations. Un groupe de travail dédié a été mis en place à cet effet : anticiper en univers incertain.Avec ou sans données statistiques traditionnelles, pour contribuer à assurer la résilience collective face aux nouveaux risques, les actuaires anticipent, en s’appuyant sur l’expertise des acteurs concernés : climat, épidémiologie, technologie…  Au plus près du terrain, ils enrichissent et diversifient leurs méthodes pour comprendre la constitution des risques et trouver des critères de mutualisation permettant l’acceptabilité économique de la couverture des risques. Cette nouvelle ingénierie actuarielle et de monitoring des risques, objet de recherches académiques, allie la puissance numérique de l’intelligence artificielle et des simulations par scénarios aux outils des mathématiques probabilistes, bayésiennes et des risques extrêmes, dans le respect des règles déontologiques de l’Institut des actuaires.

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