Impôts différés : quelle place dans l’univers Solvabilité II ?

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Cet article présente les conclusions des travaux menés par le groupe de travail Impôts différés sous Solvabilité II de l’Institut des actuaires. Il reprend des exemples et illustrations basés sur les règles fiscales applicables en France, mais les grands principes énumérés restent pertinents hors de la France après adaptation aux règles fiscales locales.

Mécanisme de formation et cadre réglementaire

De manière générale, les impôts différés apparaissent à la suite des différences de valorisation des actifs et des passifs entre le référentiel fiscal et un autre référentiel, tel que la norme Solvabilité II ou les normes IFRS. En France, le référentiel fiscal étant basé sur les normes françaises, les impôts différés apparaissent à la suite des différences de valorisation entre ce référentiel et le référentiel Solvabilité II.

Il s’agit donc d’une notion à la croisée des différents domaines d’expertise : fiscalité, actuariat, Solvabilité II.

Impôts Différés Bilan et Impôts Différés notionnels : définition et cadre réglementaire

Tel que précisé dans l’Orientation sur la capacité d’absorption de pertes des provisions techniques et des impôts différés de l’EIOPA (point 1.8. de l’introduction), le terme « impôts différés » est employé dans la directive Solvabilité II en deux sens :

– premièrement, les impôts différés issus de la construction du bilan économique « les impôts différés bilan » ;

– deuxièmement, en rapport avec le calcul des ajustements fiscaux du capital de solvabilité requis, les impôts différés venant en diminution du SCR  (1) : l’ajustement pour impôts, également appelés « impôts différés notionnels ».

Impôts Différés Bilan

Mécanisme de formation des impôts différés bilan

Lors de l’établissement des comptes en normes françaises ou IFRS, des impôts différés peuvent apparaître, liés aux décalages temporaires entre les valeurs comptable et fiscale des actifs et/ou des passifs ou des produits et charges ou liés aux pertes fiscales reportables.

Un écart existe également entre l’actif et/ou le passif du bilan comptable et l’actif et/ou le passif du bilan économique. Cette différence multipliée par le taux d’imposition adapté permet de valoriser des impôts différés actifs ou des impôts différés passifs. En application de l’orientation 9 de la notice ACPR, cette valorisation ne doit pas tenir compte de l’actualisation des cash-flows d’impôts futurs.

Impôts Différés Actif ou Impôts Différés Passif ?

L’Impôt Différé Actif « IDA » est une créance d’impôt, source de déductions futures. Il peut s’agir de la créance d’impôt sur les déficits reportables ou d’éléments déductibles fiscalement au cours d’exercices futurs.

Un exemple pertinent de différence temporelle se trouve dans la créance d’impôt qui naît dans les déficits reportables. Un actif d’impôt différé est constaté à chaque fois que l’entreprise réalise un résultat fiscal négatif. Ce report n’est pas limité dans le temps dès lors que l’entreprise s’attend à faire des résultats fiscaux bénéficiaires dans un horizon raisonnable. Cela permet d’enregistrer, lors de l’année de naissance du déficit, l’économie future que fera l’entreprise quand elle redeviendra bénéficiaire (la société doit démontrer sa capacité à réaliser des résultats taxables futurs).

L’impôt Différé Passif « IDP » est une dette d’impôt future. Certains produits peuvent n’être imposables qu’ultérieurement ou étalés sur plusieurs exercices. (voir tableau ci-après).

 

Impôts Différés Actifs au bilan : quelle démarche pour les reconnaître ?

La plupart du temps, les entreprises d’assurance peuvent compenser les actifs et les passifs d’impôts différés et font donc figurer dans leur bilan prudentiel des IDP ou bien des IDA nets. Si, après avoir appliqué la mutualisation, l’entreprise se retrouve en situation d’IDA net, donc en situation de reporter sa perte fiscale sur des bénéfices futurs, elle doit être en mesure de prouver qu’elle pourra effectivement réaliser ces bénéfices futurs.

Par conséquent, la reconnaissance des IDA nets au bilan prudentiel passe par la réalisation d’un test de recouvrabilité qui doit être justifié et documenté.

Il a été observé lors de l’enquête menée auprès des membres de l’Institut qu’une partie non négligeable des répondants ne réalisait pas ce test de recouvrabilité : seuls 38 % le produisent. Une solution dégradée, mais prudente, consiste à limiter les IDA nets à 0 (les IDA bruts sont reconnus uniquement à la hauteur des IDP), de façon à ce que qu’ils ne soient pas pris en compte dans les fonds propres : les résultats de l’enquête citée précédemment montrent que 33 % des répondants ont opté pour cette solution.

Dans un environnement de taux bas, la situation d’IDA net était plus rarement observée, notamment du fait des forts taux de plus-values latentes sur les actifs et de l’utilisation éventuelle des mesures transitoires (i.e. de la mesure transitoire sur provision technique des passifs).

Dans l’environnement actuel, avec un niveau de taux plus importants, cette situation risque en revanche de se produire de plus en plus fréquemment. Les sociétés devront donc se préparer à réaliser ce test de recouvrabilité, prérequis pour reconnaître une situation d’IDA net dans le bilan prudentiel.

Le test de recouvrabilité

Pour un certain nombre d’entreprises, la réalisation du test de recouvrabilité est déterminante. C’est un exercice assez complexe, de plus en plus encadré par la réglementation (notamment depuis la révision de la norme Solvabilité II de 2018), qui passe par la mise en place d’un business plan dont l’objectif est de prouver que l’organisme peut trouver des nouvelles sources de profitabilité, donc imposables, qui viendront en diminution du crédit d’impôts existant.

Les principaux éléments de ce test sont détaillés ci-après :

1. La rentabilité future ne peut pas uniquement être déduite des bénéfices passés. En particulier, le paiement d’un impôt par le passé ne saurait faire preuve à lui seul de la capacité de l’entreprise à générer du profit à l’avenir.

2. L’absence du double comptage : les différences temporelles utilisées pour la justification de la comptabilisation du stock d’impôts différés ne doivent pas être utilisées dans la projection des bénéfices futurs. Le test de recouvrabilité doit donc porter sur d’autres sources de bénéfices futurs, principalement liées à la production nouvelle, mais pas uniquement. Il s’agit par exemple :

a. Des primes futures non incluses dans la frontière des contrats pour les contrats d’épargne : affaires nouvelles et éventuellement versements libres sur le stock.

b. Des primes liées aux nouvelles générations de contrats en prévoyance ou en IARD.

3. L’horizon de projection : en règle générale, l’horizon de projection maximal est aligné avec le PAE (Planification Annuelle de l’Entreprise), sans dépasser une durée de cinq ans, sauf dans des cas exceptionnels et suffisamment justifiés par l’entreprise, sans toutefois dépasser dix ans (2).

4. L’hypothèse de rendement financier : si cette hypothèse est supérieure au taux sans risque, il est important que l’organisme puisse la justifier (par exemple, en mettant en exergue l’expertise et la performance de l’entreprise sur certaines classes d’actifs…)

5. Les managements actions peuvent être pris en compte, à condition de maintenir une cohérence, notamment face à des changements dans les hypothèses de projection entre le best estimate et le test de recouvrabilité. Ces managements actions peuvent être complétés par les décisions prises dans la planification stratégique.

6. Taux d’imposition : l’ensemble des règles fiscales en vigueur doit être appliqué au sein des projections. À ce titre, il est important de tenir compte de l’évolution des règles fiscales en vigueur (notamment baisse ou hausse prévisionnelle d’impôt et impositions spécifiques de certains postes).

ID notionnel, un facteur d’atténuation du besoin en capital

Définition de l’Impôt Différé Notionnel

Les impôts différés notionnels reflètent le potentiel de réduction du SCR en liaison avec la réduction d’impôt qui apparaîtrait en cas perte survenue dans le scénario de perte bicentenaire. La réglementation Solvabilité II définit de manière explicite cette notion :

ID notionnel maximum : la variation des impôts différés au bilan à la suite d’une perte égale au BSCR  (3) – Ajustement_PT (4)  + SCROp 5) en formule standard ou l’équivalent en modèle interne ou modèle interne partiel.

Mais la réglementation impose que la reconnaissance des impôts différés notionnels soit conditionnée à la capacité de l’assureur à démontrer qu’il sera en mesure de faire des bénéfices suffisants dans le futur pour recouvrer ce crédit d’impôt.

Ainsi, le montant d’impôts différés notionnels à retenir dans le calcul du SCR correspond au minimum entre l’ID notionnel tel que défini précédemment et la somme des impôts exigibles futurs que l’assureur sera capable de démontrer compte tenu des contraintes réglementaires.

À nouveau, la capacité des entreprises d’assurance à démontrer la recouvrabilité de cet impôt notionnel est déterminante. Seules deux sources de recouvrabilité sont possibles :

1. Le niveau de richesse initiale de la société (avant l’application des chocs bicentenaires) et donc sa situation en termes d’impôts différés au bilan. Il est possible de distinguer deux cas de figure :

– Les organismes en situation d’IDP net au bilan, c’est-à-dire qui paieront des impôts dans le futur compte tenu de leurs richesses à la date d’évaluation ; c’est la situation la plus simple car ces profits futurs sont mobilisables immédiatement.

– Les organismes en situation d’IDA net au bilan, c’est-à-dire où il existe déjà une source de consommation des ID du Business Plan stressé en application du principe de non double comptage – les mêmes ID du BP stressé ne peuvent pas servir à la fois la recouvrabilité des IDA de bilan et des ID notionnels.

2. Les impôts différés générés dans le business plan stressé selon les règles fiscales en vigueur.

Si l’ID notionnel maximum est plus important que les IDP de la société ou que la société est en IDA au bilan, l’organisme devrait s’interroger sur la recouvrabilité des économies d’impôts liées au business plan stressé.

L’enquête menée par l’Institut des actuaires a montré que, compte tenu de la complexité de calcul, un nombre relativement restreint d’organismes ont mené jusqu’au bout toutes les analyses nécessaires à la justification des ID Notionnels.

Quelle démarche pour justifier la recouvrabilité des impôts dans un Business Plan stressé ?

Tout d’abord, il faut noter que les principes évoqués dans le cadre de l’établissement du Business Plan central restent globalement d’actualité et, en particulier, le principe d’absence de double-comptage, mais la revue 2018 de la norme Solvabilité II est plus prescriptive sur quelques aspects clés :

– le nombre de générations d’affaires nouvelles (New Business en anglais) doit être aligné avec la PAE « Planification annuelle de l’entreprise », avec un maximum fixé à 5 ans (voir tableau ci-dessous) ; 

si l’horizon de projection retenu va au-delà de la PAE, alors des décotes appropriées sont appliquées aux bénéfices liés aux nouveaux contrats qui sont projetés au-delà de l’horizon PAE. Cette décote, dont le niveau est croissant avec l’horizon de temps, a vocation à refléter l’incertitude d’apparition de ces bénéfices ;

– la question essentielle de l’hypothèse de rendement financier, avec à nouveau une approche plus prescriptive pour utiliser le taux sans risque, sauf si l’entreprise est en mesure de justifier un taux supérieur (par exemple, une hypothèse de taux futurs implicites issu de la courbe de taux EIOPA post-choc plus un spread spécifique à l’entreprise compte tenu de ses choix d’investissement).

Il existe plusieurs approches pour modéliser le profil de résultat lié au New Business dans le Business Plan stressé. Les typologies d’approche en ordre croissante de difficulté de construction et d’implémentation sont détaillées ci-après :

1. Application d’un choc unique basé sur le SCR stand-alone maximal : application des chocs correspondant au SCR le plus important avant diversification (par exemple, le SCR action).

2. Construction des scénarios dits « Combinés » ou « Mixtes » : à partir du profil de risque de chaque organisme, construction des scénarios de type combiné conduisant à une perte comparable à la perte observée dans les scénarios ORSA (par exemple, un scénario dit de « Taux bas » : application simultanée des chocs taux à la baisse, spreads, frais, rachats).

3. Construction d’un scénario dit « Équivalent » : en utilisant des méthodes mathématiques telles que la décomposition d’Euler, il est possible de déterminer des combinaisons de chocs qui, appliqués simultanément, conduisent à un niveau de perte égal au SCR total post-diversification.

Conclusion

Être en mesure d’analyser et de reconnaître l’ensemble des impacts liés aux impôts différés n’est pas sans difficulté : la définition du cadre, des hypothèses (parfois définies sur la base de jugements d’expert) et de la méthode de construction du business plan, en particulier le business plan stressé. Sans oublier le déploiement d’une gouvernance interne appropriée et la mise à disposition de tous les éléments nécessaires à la justification vis-à-vis du régulateur. Compte tenu des enjeux, le sujet mérite d’être regardé de plus près.

Références :

1 – SCR : anglais « Solvency Capital Requirement », désigne
le Capital de Solvabilité Requis selon la norme Solvabilité II

2 – Conférence de l’ACPR du 9 Mars 2017 (reprise dans
la conférence de l’ACPR du 16 Juin 2017)

3 – BSCR : anglais « Basic Solvency Capital Requirement », désigne le Capital de Solvabilité Requis de Base

4 – Ajustement PT : ajustement visant à tenir compte
de la capacité d’absorption de pertes des provisions techniques

5 – SCROp : exigence de capital pour risque opérationnel

Encadré

Sous Solvabilité II, l’effet fiscal est pris en compte à deux niveaux

La fiscalité fait partie de la réalité économique de chaque organisme d’assurance. Durant le cycle de vie de l’entreprise, ses résultats seront taxés ou donneront droit à un crédit d’impôt et donc à un échange de cash-flows immédiat ou futur. La norme Solvabilité II intègre l’effet fiscal à deux niveaux :

1. Dans l’évaluation des fonds propres économiques via les Impôts Différés Bilan.

2. Dans le potentiel de réduction du SCR  (1) en liaison avec la réduction d’impôt qui apparaîtrait en cas de perte survenue dans le scénario de stress bicentenaire, également appelé Impôts Différés Notionnels. Les principales sources d’Impôts Différés Bilan sont les différences de valorisation de l’actif (par exemple, l’écart de valorisation entre la valeur de marché et la valeur nette comptable de l’actif, qui, en situation de plus-value, va générer une imposition future, donc un Impôt Différé Passif) et les écarts de provisionnement (par exemple, les provisions non-déductibles qui peuvent générer une créance d’impôt future et donc des Impôts Différés Actifs). Si l’entreprise se retrouve en situation d’Impôt Différé Actif au bilan, alors elle doit réaliser un exercice assez complexe, appelé le test de recouvrabilité : le but est de prouver qu’elle sera en mesure de trouver des nouvelles sources de résultat, donc imposables, qui viendront en diminution du crédit d’impôt existant.

L’utilisation des Impôts Différés Notionnels en diminution du SCR passe également par la recouvrabilité : en effet, l’entreprise doit identifier des nouvelles sources de profitabilité à utiliser pour absorber l’économie d’impôt générée par la perte correspondante au SCR, mais cette fois-ci en se projetant en situation de stress. Compte tenu de la complexité de la démarche à déployer et des analyses à mener, les impacts liés aux impôts différés sur la solvabilité des entreprises d’assurance n’ont pas été explorés dans leur intégralité à ce jour.

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