Garantir des protections sociales durables

22 juin 2023  | Par Éric CHENUT
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Notre système de protection sociale constitue un patrimoine collectif, le seul d’ailleurs de ceux qui n’en possèdent pas. Il permet à chacun de poursuivre son projet de vie sans craindre un aléa. Notre modèle social fait cependant face à des transitions écologique, démographique, numérique dont les impacts épidémiologiques, économiques, sociaux et démocratiques sont lourds de conséquences. Ces évolutions pèsent, et pèseront encore davantage à l’avenir sur sa soutenabilité. Il nous faut sans attendre réinterroger le sens de la protection sociale, en questionner collectivement le périmètre, la nature et l’intensité, en santé, prévoyance, dépendance ou épargne-retraite. La complémentarité entre les mutuelles et la Sécurité sociale dans la réponse aux besoins sociaux, par des prestations en espèces, en nature et en services, a toute sa place dans cette réflexion.

La santé environnementale constituerait deux tiers des déterminants de santé tandis que les facteurs génétiques et le système de soins expliqueraient respectivement 22 % et 11 % (voir determinantsofhealth.org). Parmi les facteurs environnementaux, ceux liés au changement climatique, dont les effets sur la santé sont nombreux, prennent de l’ampleur : impacts matériels et humains liés à l’intensité et à la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes ; effets de nature épidémiologique ; conséquences sur la sécurité alimentaire. Les réponses collectives doivent s’attacher tout à la fois à réduire le niveau du changement climatique et à mettre en œuvre des mesures pour en limiter les impacts. Cela appelle des approches multidimensionnelles, impliquant une diversité d’acteurs. L’aspect curatif ne constitue qu’une partie des réponses, aux côtés d’efforts de prévention et d’évolutions de la réglementation.

Une autre dimension posée par la transition écologique concerne le financement de la protection sociale. La réparation des impacts sur la santé de la pollution, du changement climatique, de l’évolution des conditions de vie peut-elle être socialisée sans mise à contribution des activités qui en sont responsables ?

Les projections démographiques concluent pour la France à une augmentation de la part des personnes âgées dans la population pour les prochaines décennies. L’espérance de vie devrait s’accroître, mais le temps de vie avec incapacité devrait, pour sa part, augmenter plus rapidement, ces deux phénomènes provoquant une hausse sensible des besoins de santé des aînés. Ces besoins découleront, comme aujourd’hui, du développement des incapacités liées à l’âge et des maladies chroniques. Leurs poids dans les dépenses de santé, notamment en lien avec des facteurs relevant de la santé environnementale, devraient s’accroître et l’augmentation de la longévité s’accompagner d’une multiplication des cas de perte d’autonomie.

Les protections sont encore trop faibles dans certains domaines, notamment en matière de perte d’autonomie. D’ici à 2040, le nombre de personnes âgées en situation de perte d’autonomie devrait doubler, pour atteindre 2,6 millions. Selon l’Observatoire solidaire de La Mutuelle Générale, en 2030, un quart de la population active devra concilier vie professionnelle et soutien d’un proche dépendant. À cet égard, la Mutualité Française et France assureurs proposent une couverture dépendance généralisée permettant de diviser par deux le reste à charge des familles en cas de dépendances lourdes (GIR 1 et 2), qui est actuellement de 12 000 € par an. Reposant sur un mécanisme de mutualisation par répartition solidaire, cette solution serait immédiatement efficace pour des dizaines de milliers de familles. Les mutuelles développent également des dispositifs innovants, au domicile ou en établissement, pour les soins des personnes âgées ainsi que la prévention et l’accompagnement de leur perte d’autonomie. L’absence de protection sociale complémentaire en prévoyance entraîne par ailleurs un manque de ressources et des pertes de chance pour les personnes concernées et leurs enfants. L’observatoire de l’imprévoyance du groupe VYV a estimé à 13 Mrds € le coût annuel lié à l’ensemble de ces pertes.

Territoire, famille… d’autres évolutions sont à l’œuvre. La population mondiale vit de plus en plus et déjà majoritairement dans les villes. Ce phénomène s’observe en France. Cela pose des problèmes de logements, de transports et de mise à disposition des services nécessaires pour maintenir une qualité de vie décente, avec des impacts en termes de santé et de prévoyance notamment. S’y ajoute l’effet de concentration face à des risques de catastrophes naturelles. Alors que 7,4 millions de Français résident dans un désert médical et que les délais pour accéder à certains médecins s’allongent, les inégalités géographiques en matière d’accès aux soins menacent la santé de la population et la cohésion sociale du territoire. L’évolution des modèles familiaux modifie par ailleurs la situation des individus face aux risques de santé et de prévoyance, avec une exposition plus forte des familles monoparentales et des personnes isolées.

La transition numérique a des impacts sur tous les compartiments de la vie des Français, dans l’organisation et le recours aux datas, l’intelligence artificielle, en particulier dans le domaine de la santé et de l’accompagnement des personnes. Innovation en matière de soins, amélioration du partage de l’information entre professionnels et patients, télémédecine, prévention… les bénéfices attendus sont potentiellement considérables, comme le sont aussi les risques d’un inégal accès à ces avantages. Ces évolutions doivent être accompagnées pour se traduire en progrès partagés pour tous, notamment pour permettre une meilleure personnalisation. Un numérique au service de l’humain peut être un levier puissant de réduction des inégalités, pour orienter vers le bon soin au bon moment, éviter des pertes de chances et personnaliser la prévention pour plus d’efficacité. En revanche, l’individualisation du risque que pourrait permettre le recours au numérique serait mortifère pour les solidarités et la cohésion sociale. La place accordée à la société civile ne pourrait-elle pas être renforcée pour permettre de nouveaux usages quant aux données, dans un cadre éthique démocratiquement élaboré ?

Les défis sont considérables. Il nous faut les aborder sans fatalisme. Trouver des réponses à l’évolution des risques sociaux et environnementaux, agir sur les déterminants de santé, par l’éducation, la culture, le logement, les transports, les conditions de travail est possible. Ne nous résignons pas à l’inaction. Quels objectifs en matière de bien-être physique et psychique souhaite-t-on collectivement se fixer ? C’est pour permettre l’émergence de ces préférences sociales que nous misons sur un renouveau des espaces de la démocratie en santé. Des arbitrages explicites quant au financement de nos protections sociales sont indispensables pour restaurer la confiance dans la pérennité de notre modèle. Sortons de l’approche court-termiste, technocratique et comptable que nous subissons depuis trop longtemps ! Celle-ci a largement démontré ses failles. En témoignent notamment l’amplification des déserts médicaux et le report, quinquennat après quinquennat, d’une réforme d’ampleur des risques liés au grand âge et à l’autonomie.

Réussir le compromis démocratique préalable à une évolution du pacte républicain, qui relève d’un subtil équilibre entre solidarités et responsabilités individuelles et collectives, nécessite une implication active de la société engagée et des partenaires sociaux. L’État, en la matière, ne pourra faire seul. La démocratie en santé et la démocratie sociale doivent nourrir la démocratie politique. Seule cette hybridation pourra éclairer la citoyenneté sociale, permettant ainsi la définition et la prise en charge de besoins sociaux en constante évolution, garantissant ainsi des protections sociales durables pour contribuer à l’émancipation individuelle et collective de la population et aux communs de notre société.

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