Transport maritime : la peur bleue

4 avril 2024  | Par Marjorie CESSAC
L'actuariel // Géopolitique // Transport maritime : la peur bleue

Les tensions qui émaillent la mer Rouge, le canal de Panama ou encore le détroit de Taïwan ­– autant de voies stratégiques du commerce mondial  – démontrent les risques induits par l’extrême « maritimisation » des échanges internationaux pour l’économie et la stabilité politique mondiale.

Jusqu’où ira la crise qui se déroule actuellement en mer Rouge ? Depuis novembre 2023, cet espace stratégique du commerce mondial, situé entre les rives est de l’Afrique et celles de la péninsule arabique, encadré au Sud par le détroit de Bal-el-Mandeb et au Nord par le canal de Suez, est devenu le théâtre d’une guerre par procuration entre l’Iran et Israël et ses alliés occidentaux. À la manœuvre, les forces houthies, qui contrôlent de grandes parties du Yémen, notamment la côte de la mer Rouge, y multiplient les attaques contre des navires marchands en vue d’imposer un cessez-le-feu humanitaire dans la bande de Gaza, où une guerre meurtrière oppose Israël et le Hamas. En représailles, les États-Unis, le Royaume-Uni et d’autres pays mènent des frappes aériennes contre le groupe en mer comme sur terre, faisant craindre un embrasement de la région.

« Le contexte géostratégique actuel est marqué par une augmentation du désordre international. Et la mer, qui voit une augmentation des usages licites ou illicites, devient le réceptacle des débordements des crises ou conflits terrestres », s’inquiète ainsi l’amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major de la Marine, en préambule du bilan de 2023 du centre d’expertise français dédié à la sûreté maritime, le Maritime Information Cooperation and Awareness Center (Mica). Selon lui, cette évolution emporte de nouveaux enjeux tant économiques et financiers, qu’informationnels et sécuritaires : « Notre prospérité et, par conséquent, notre sécurité se jouent en mer. La sûreté maritime devient à ce titre une préoccupation de premier ordre », insiste-t-il. L’exacerbation de cette crise s’inscrit dans le contexte d’une « maritimisation du monde », selon l’expression de Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) en référence à l’accroissement depuis les années 1970 des échanges par voie maritime.

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Point de vue

« Les assureurs évaluent le risque de guerre sur une échelle graduée, au cas par cas. »

Plusieurs zones maritimes du monde sont déclarées par les assureurs comme étant des zones de guerre. Qu’est-ce que cela implique ?

Il n’y a pas deux zones de guerre équivalentes  et de traitement comparable. Les assureurs évaluent le risque de guerre sur une échelle graduée, au cas par cas, en faisant appel à des sociétés extérieures spécialisées. En fonction de la menace, ils demandent  aux transporteurs et aux chargeurs de faire des déclarations préalables sur lesquelles ils se basent pour donner ou pas leur feu vert pour naviguer dans ces zones et pour fixer le montant des surprimes. Pour les armateurs, ces surprimes sont un des éléments à prendre en compte pour prendre la décision d’éviter la zone en question.

Quelles sont aujourd’hui les zones considérées comme étant en guerre ?

La mer Noire est indiscutablement une zone  où la navigation est actuellement très risquée. Les navires entrent dans une mer fermée,  en cul-de-sac, à destination de ports,  avec la menace de la puissance militaire russe derrière. La mer Rouge est également considérée comme telle à un degré moindre cependant. Dans ce cas, il s’agit d’un risque  de transit. Les navires ne s’arrêtent pas sur place et passent au large. Quant aux Houthis, s’ils sont armés par les Iraniens, ils n’ont pas  la même force de frappe que les Russes. D’autres zones dans le monde restent sous « surveillance », comme le Golfe persique qui figure toujours au rang des plus dangereuses.

Que se passe-t-il si ces navires  ne sont plus assurés ?

Cette situation peut se produire sur certaines zones pendant de courtes périodes. Auquel cas, il faut réorienter la destination  des marchandises ou faire évoluer l’organisation  de la chaîne de transport, en faisant par exemple circuler davantage les marchandises par train ou par avion.

Rebond

Détroit de Taïwan : une zone sous surveillance

D’une largeur de 130 à 180 kilomètres, le détroit de Taïwan est une route commerciale d’importance cruciale. La succession d’affrontements qui s’y déroule et l’éventualité d’un conflit ouvert font craindre des retombées majeures sur l’ensemble de la planète.

Le bras de fer qui s’exerce depuis des années entre la Chine et Taïwan illustre la montée des tensions en mer de Chine méridionale, l’une des zones les plus fréquentées par les navires de commerce. À elle seule, cette mer occupe un tiers du trafic maritime international, ce qui équivaut à environ un quart du commerce mondial, faisant craindre des répercussions sans équivalent pour la stabilité économique et politique mondiale. Chaque année, en effet, ce sont en moyenne 5 300 milliards de dollars de marchandises qui transitent par cette mer et son canal de Malacca. « S’il y a un conflit ouvert, la première chose que l’on peut craindre est qu’il perturbe l’approvisionnement mondial en semi-conducteurs », estime Marc Julienne, directeur du Centre Asie à l’Ifri qui redoute en pareil cas la mise à l’arrêt de nombreuses chaînes de production. À ce jour, plus de 80 % des importations mondiales de semi-conducteurs les plus avancés proviennent de Taïwan. Une force économique qui représente 15 % du PIB de l’île et sur laquelle la Chine rêve de mettre la main. Les estimations suggèrent qu’un blocage d’une semaine du détroit de Malacca entraînerait une augmentation des frais d’expédition des marchandises de l’ordre de 64,5 millions de dollars en raison de l’attente des navires, rapporte une récente étude Global Sovereign Advisory, publiée en janvier 2024. Toutefois, cette hausse ne représenterait qu’une hausse minime (0,1 %) des échanges commerciaux hebdomadaires. Les relations avec Taïwan se sont envenimées depuis 2016, année de l’élection de la présidente taïwanaise Tsai Ing-wen, du Parti démocrate progressiste (DPP), pro-indépendance. L’arrivée au pouvoir en janvier dernier de Lai Ching-te du même parti n’a rien arrangé. En réponse, Pékin n’a eu de cesse d’accroître sa pression militaire et de déployer quasi quotidiennement des avions de combat. « Ces actes s’accompagnent d’un narratif officiel de la part de la Chine qui nie l’existence depuis 2021 de la ligne médiane de démarcation entre les deux rives au milieu du détroit que la Chine n’hésite plus à franchir », détaille Marc Julienne. « Le gouvernement chinois revendique sa souveraineté sur l’ensemble du détroit alors même qu’en droit international, il n’existe pas de souveraineté au-delà des 12 nautiques de la mer territoriale », poursuit-il. Pour l’heure, les tensions ont toujours été contenues. Car la fermeture prolongée de la mer de Chine aurait des retombées graves sur l’ensemble de la planète. Un tel scénario, selon l’étude Global Sovereign Advisory, « reste peu probable en raison de la dépendance des grandes économies au trafic maritime ». La Chine voit transiter 40 % de ses échanges commerciaux par cette mer, ce qui l’expose particulièrement aux perturbations du commerce maritime dans la région. «Ce poids du commerce a jusqu’ici dissuadé les puissances concernées de faire augmenter excessivement les tensions », ajoute l’enquête qui s’interroge cependant sur la montée depuis plusieurs mois de tensions, particulièrement entre la Chine et les Philippines. « Il peut sembler irrationnel d’envisager une escalade pouvant atteindre une telle extrémité », estime pour sa part Marc Julienne. Toutefois, « si l’on augmente la présence et l’activité militaires dans une zone, le niveau de tension s’accroît et d’un point de vue statistique, le risque d’incident aussi ».