Claude Serfati, chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), analyse les interactions entre les dynamiques économiques et les rivalités géopolitiques actuelles.
Vous réfutez l’idée d’une mondialisation heureuse et pacifique. A contrario, vous parlez de mondialisation armée. Que recouvrent ces termes ?
Claude Serfati : La mondialisation heureuse nous a été vendue comme un vaste marché sur lequel la propriété, la démocratie et la paix peuvent se bâtir. Toutes les dimensions de concurrence économique inter-capitalistes et les rivalités géopolitiques sont ainsi gommées au profit d’une convergence économique vers laquelle tendrait chaque pays. Or, l’espace mondial est un espace à la fois de concurrence économique et de rivalités géopolitiques qui mettent en jeu des rapports de pouvoir. C’est évident pour les rivalités géopolitiques, la concurrence économique, en dépit des prétentions à une régulation spontanée des marchés chère à la théorie économique dominante. Les territoires nationaux ne se sont pas évaporés avec la mondialisation contemporaine. Ils sont certes transformés par l’internationalisation de la production organisée par les grands groupes capitalistes mondiaux, les moyens de communication planétaires, etc. La concurrence économique entre les pays les plus puissants demeure internationale. Apple et Huawei, Renault et Volkswagen, Airbus et Boeing ne sont pas des entreprises apatrides, elles conservent de nombreuses relations avec leur territoire d’origine et leurs gouvernements. Depuis la fin des années 1990, les dynamiques économiques, loin de conduire à la prospérité, continuent de reproduire les inégalités sociales et les antagonismes géopolitiques. La persistance de territoires nationaux différenciés et concurrents sur le plan économique est un des fondements majeurs des rivalités géopolitiques. La phase actuelle, ouverte à la fin des années 2000, se traduit précisément par une diminution considérable de la distance entre concurrence économique entre les pays et rivalités géopolitiques. L’expression « mondialisation armée », que j’ai proposée à la fin des années 1990, désigne cette confluence entre les trajectoires économiques et géopolitiques.