Mieux vaut prévenir…

14 avril 2025  | Par Anne-Laure GROSMOLARD
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Le coût de l’inaction, le bénéfice du sinistre évité… des concepts contre-intuitifs ? C’est là toute la difficulté du développement de la prévention à l’heure où les défis climatiques exigent d’actionner massivement ce levier. Mais pour convaincre les pouvoirs publics et les assureurs, encore faut-il démontrer le ROI de la prévention des risques.

« Alors que d’un côté de nouvelles installations de prévention des accidents ne sont presque pas mises en place, d’un autre côté leur nécessité effective a incroyablement augmenté. Dans ces nombreuses entreprises (…), le danger d’accidents, et donc la nécessité de contre-mesures, est d’autant plus élevé que ce sont des personnes non formées (…), qu’on a instauré le travail de nuit et les heures supplémentaires, que le personnel d’encadrement lui-même n’est pas toujours suffisant, et que même ce stock de travailleurs non qualifiés est soumis à une forte fluctuation. » Ainsi écrivait, au tout début du XXe siècle, l’écrivain Franz Kafka, alors auxiliaire de l’Office d’assurances contre les accidents du travail du Royaume de Bohême à Prague, dans son rapport intitulé L’état de guerre, la classification des entreprises selon les échelons de dangerosité et la prévention des accidents.

Plus de 200 ans de recul sur les risques professionnels

En France, les premières mesures de prévention au travail sont prises pour les employés des mines dès 1810. L’une des plus importantes réglementations nationales mettant en place des mesures de prévention au travail date, elle, de la fin du XIXsiècle. Ainsi, la loi du 12 juin 1893 relative à l’hygiène et à la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels reconnaît le principe du droit à la santé pour tous les salariés de l’industrie. Et liste plusieurs actions à mettre en œuvre par les entreprises qui, dès 1898 et la loi du 9 avril portant sur leurs responsabilités dans les accidents du travail, se retrouvent financièrement en première ligne, puisque cette législation reconnaît au travailleur accidenté le droit à réparation. Dès lors, la prévention en matière de risques professionnels est encouragée par les employeurs et les compagnies d’assurances, qui se développent dans cette dernière partie du XIXe siècle.

Cette histoire de la prévention au travail a permis à nombre d’études d’évaluer son ROI. À ce jour, il est convenu que chaque euro investi par une entreprise lui rapporte en moyenne 2,20 euros, et jusqu’à 4 euros selon les secteurs d’activité, par année et par salarié (1). Qu’il s’agisse des coûts directs (indemnités liées aux arrêts de travail ou remplacement de la personne accidentée par exemple) ou indirects (temps de traitement des dossiers, mise en place d’actions curatives…). Au-delà, « la sinistralité et la performance économique de l’entreprise sont négativement et significativement liées. Une augmentation de 10 % de la fréquence d’accidents du travail diminue la productivité de l’entreprise de 0,12 % et son profit de 0,11 % au cours de la même année. Et cet effet est encore très présent l’année suivante », commente, sur le site de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), Bertrand Delecroix, économiste et coauteur d’une étude menée auprès de 1,9 million d’entreprises françaises sur 15 ans (2). Un effet inversement proportionnel à la taille de l’entreprise. Moins elle compte de salariés, plus sa performance en pâtira.

Aux enjeux financiers, qui ont fortement contribué au développement de la prévention des risques professionnels, se sont ajoutés les impératifs sociaux et sociétaux auxquels répondent les politiques de santé publique. Pour beaucoup, l’histoire de la médecine préventive remonte au XIXe siècle et, plus précisément, au premier traitement contre la rage injecté par Louis Pasteur en 1885. Ce recul historique permet aujourd’hui de mesurer assez précisément le retour sur investissement de la vaccination, principal outil de la prévention primaire selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Dans une publication de la revue internationale Health affairs, un collectif de chercheurs américains ont ainsi calculé qu’au cours de la décennie 2011-2020 (3), chaque dollar investi dans les programmes publics de vaccination contre 10 maladies majeures (comme la rougeole et la diphtérie) dans 94 pays à revenu faible et intermédiaire rapporterait 16 dollars. « En utilisant une approche fondée sur le revenu intégral, qui quantifie la valeur que les gens accordent à une vie plus longue et plus saine, nous avons constaté que les rendements nets représentaient même 44 fois les coûts », complètent-ils. Une autre, parue en 2020, portant sur les mêmes pathogènes et pays, estime que ce bénéfice atteindrait de 19,8 à 52,20 dollars entre 2021 et 2030 (4). Des résultats sur lesquels s’appuie l’Organisation mondiale de la santé dans le cadre de ses plans de prévention.

Et les chiffres sont nombreux également sur les maladies non transmissibles. Dans une étude commune parue en 2016 (5), les associations américaine et canadienne de santé publique concluent que « chaque dollar investi dans la santé et le développement de la petite enfance permet d’économiser jusqu’à 9 dollars de dépenses futures en services de santé, sociaux et judiciaires. Et [que] chaque dollar investi dans les programmes de prévention du tabagisme permet d’économiser jusqu’à 20 dollars en dépenses futures de soins de santé ».

Aucun doute, la prévention en matière de santé est donc rentable, voire très rentable, ne cesse également de répéter l’OMS, qui souhaite mobiliser le plus grand nombre. Au premier rang duquel figurent, entre autres, les institutions publiques et les assureurs, pour investir, faire passer les messages de prévention et inciter leurs clients à adopter les bonnes pratiques. « La prévention est l’affaire de tous et fonctionne si les messages sont répétés régulièrement et par le maximum de personnes », insiste Nicolas Tetart, PMO de l’écosystème Ma prévention d’Allianz France, aux côtés de Giovanna Santi, leader de l’écosystème.

En créant ce dispositif transverse, l’assureur souhaite transformer la prévention en réflexe, selon les mots de Giovanna Santi lors du lancement de cette initiative en 2023 (6). « Nous travaillons sur l’ensemble des risques : climat, santé, mobilité, technologie, vie quotidienne… L’idée étant d’être pluridisciplinaire et de profiter des experts dédiés qui, eux, sont soit spécialisés dans un domaine précis, soit sur le terrain au plus près des clients comme nos agents généraux », complète Nicolas Tetart. Avec pour objectif, toujours, de multiplier les actions de sensibilisation. « Nous venons également de créer une association avec une mission d’intérêt général (Allianz prévention, née en janvier 2025, NDLR) qui nous permet de déployer ces actions sur le terrain en faisant appel à des bénévoles », précise Nicolas Tetart. Des événements ouverts au grand public, au-delà donc des assurés d’Allianz. Et peu importe si le retour sur investissement profite à certains de ses concurrents. Pour le responsable, la prévention fait partie intégrante d’un cercle vertueux qui, in fine, bénéficie à tous.

Sensibiliser, transmettre, répéter, répéter encore, répéter toujours, c’est aussi le mantra de Prévention routière. Née dès 1949, quand la France connaît un pic d’accidentologie avec l’expansion de l’automobile, l’association a été reconnue d’utilité publique dès 1955 alors que 7 166 personnes ont été tuées sur les routes de France l’année précédente (7). Depuis, les choses ont heureusement évolué. En 2024, ces décès ont concerné 3 190 personnes. « Mais nous comptons encore plus de 200 000 blessés par an », se désole Sophy Sainten, déléguée générale de Prévention routière.

Comme dans d’autres domaines, le ratio, en matière de prévention routière, est relativement complexe à estimer. « Car il repose sur un triptyque : les infrastructures et la réglementation, le véhicule en lui-même et le comportement individuel, explique Christophe Ramond, directeur des études et recherches de Prévention routière. Il est donc assez difficile de calculer un retour sur investissement global. » Pour autant, les données sont légion et permettent de le faire. C’est le travail entrepris par le projet de recherche européen Road safety cube qui développe un outil d’aide à la décision sur Internet. Réunissant de multiples données liées aux infrastructures, aux comportements, aux véhicules et aux soins post-impact, réunies sous forme de fiches, il tend à éclairer les conséquences de chaque risque. « Certaines de ses fiches comportent notamment des analyses coûts-bénéfices, mais c’est tellement relatif ! », complète Christophe Ramond.

Une calculette dédiée pour la prévention routière

Le projet a d’ailleurs développé une calculette (8) permettant de mesurer le ROI, sur un temps choisi, de telle ou telle mesure mise en place dans le cadre d’une meilleure prévention des accidents de la route. « C’est un outil très intéressant pour un calcul précis », clame Sophy Sainten. De manière générale, l’association estime le ratio bénéfice-coût à 2,6 pour les actions de sensibilisation. Et milite pour une plus grande généralisation des zones 30 km/h en ville et de l’éthylotest antidémarrage. « Si nous le généralisons, son coût sera dérisoire. Nous atteindrons rapidement un ratio entre 18 et 20 pour ce simple outil ! », assure la déléguée générale. S’il est compliqué de calculer le ROI de la prévention routière, ce n’est donc pas impossible.

C’est, en revanche, beaucoup plus difficile pour les risques naturels alors que le changement climatique a commencé et que ses effets sont encore incertains. Pour autant, « la prévention s’impose », clame Jean-Vincent Raymondis. Et, « comme pour le domaine routier, nous ne pourrons véritablement faire de prévention en matière climatique que si nous agissons de concert, plaide le PDG de Saretec. Si nous dénombrons moins de morts aujourd’hui sur les routes, c’est grâce aux collectivités, qui ont construit les infrastructures dédiées et fait évoluer la réglementation ; aux constructeurs automobiles qui ont su adapter les véhicules ; et aux conducteurs qui ont adopté de meilleures pratiques. »

Le groupe accompagne notamment les entreprises dans la prévention et la gestion des risques, au sens large. Selon Jean-Vincent Raymondis, apprécier aujourd’hui le ROI des risques naturels comme les inondations, par exemple, est assez aisé. « Ce sont des risques pour lesquels nous avons assez de recul pour les mesurer et agir en conséquence, confirme Jean-Vincent Raymondis. Nous sommes au début de cette analyse pour la sécheresse et n’avons aucune conviction concernant les vagues de chaleur ou même le recul du trait de côte. » Et si ces experts de la prévention tendent à sensibiliser de plus en plus leurs clients, développent des systèmes capables de prévoir au maximum les bénéfices espérés par rapport aux dépenses effectuées, ils insistent pour agir collectivement. « La baisse des sinistres est avérée pour nos clients, sachant que 70 % des inondations concernent des hauteurs d’eau de moins de 30 centimètres, argumente Jean-Vincent Raymondis. Et nous tâchons, avec les outils de mesures que nous développons, de nous projeter le plus possible dans le temps. Mais c’est clair que si nous voulons passer de la protection à la prévention, il faut des mesures incitatives et que chacun prenne sa part. »

« Surtout si nous voulons que tout le monde reste couvert face aux risques climatiques, et que les coûts de la totalité des sinistres ne dépassent pas ceux de l’ensemble des primes, comme nous l’avons vu pour certains en 2024 en France, insiste de son côté l’actuaire certifiée IA Laurence Barry, cotitulaire de la chaire Pari (programme de recherche sur l’appréhension des risques et des incertitudes). Pour maintenir cette solidarité et faire que le système soit viable, il faut contenir les sinistres et ça, ça passe forcément par la prévention. » La difficulté selon elle : le manque de données. Car si les experts s’accordent à dire que le changement climatique augmentera la fréquence et l’intensité des sinistres, personne ne peut prédire ni leur nombre ni leur poids. Avec, pour conséquences directes, une incapacité à réellement et précisément calculer le ROI et donc à convaincre chacun, des instances publiques aux particuliers, à agir. « Face au réchauffement climatique, nous nous retrouvons dépourvus. C’est toujours difficile de mesurer ce qui ne s’est pas encore passé, c’est contrefactuel », regrette Laurence Barry.

C’est pourquoi le travail mené par les ingénieurs de prévention (lire encadré), au plus près du terrain, couplé aux récentes études menées par la Caisse centrale de réassurance (CCR) ou le Boston consulting group (BCG), s’avère des plus précieux. Quand ce n’est pas réglementé ou obligatoire, les acteurs que sont les individus, les entreprises ou les collectivités tardent à agir, car, s’ils n’ont pas encore connu de catastrophes naturelles, ce n’est pas dans leur priorité. « Il s’agit d’un biais cognitif qui fait que, malgré la menace, nous pensons que cela ne nous arrivera pas, commente Laurence Barry. Nous avons une très mauvaise perception du risque réel. »

Un bénéfice triplé selon la CCR

Avant l’été, la CCR devrait dévoiler les résultats détaillés de sa récente étude sur l’évaluation de l’effet de la prévention sur le montant des dommages des catastrophes naturelles passées et futures. Une démarche dont elle divulgue, dans son rapport scientifique 2024, quelques éléments. « Nous avons la chance de disposer de données passées précises, puisque nous avons assuré la gestion comptable et financière du fonds Barnier pendant 25 ans », justifie Nicolas Bauduceau, directeur du conseil, de la prévention et des risques émergents au sein de la CCR et coauteur de l’étude. Bien sûr, ces données ne concernent pas tous les risques naturels, mais ceux relevant du régime cat nat. Pour autant, la CCR a tenu à multiplier les approches afin d’être la plus réaliste possible. « Nous mobilisons trois approches pour effectuer nos calculs et modélisations : la première, déterministe, liée à des événements passés dans des endroits où existaient des dispositifs de prévention ; la deuxième, probabiliste, qui permet de faire tourner le modèle avec ou sans dispositif de prévention ; la troisième, statistique, en nous penchant plus précisément sur les territoires dotés d’outils de prévention comme des PPR pour les comparer avec d’autres qui n’en étaient pas dotés », détaille Nicolas Bauduceau.

« Si l’on s’en tient aux engagements publics dans les opérations du fonds Barnier, nous arrivons à la conclusion que pour un euro investi, nous en percevons trois dans les 50 ans qui suivent », ajoute-t-il. Pour l’expert donc, la prévention en matière de changement climatique est rentable. « Bien sûr, au cas par cas, cela peut ne pas l’être. Si une commune installe un ouvrage hydraulique démesuré face au peu de risques d’inondations auxquels elle fait face, cet investissement peut se faire à perte pour la nation. Mais d’un point de vue global et systémique, il est certain que la valeur actuelle nette de la politique nationale, terme que je préfère à celui de retour sur investissement, est positive. »

Un PIB réduit de près d’un quart à l’horizon 2100

Un positionnement partagé par le Boston consulting group dans son rapport sur le coût de l’inaction climatique paru en décembre 2024 (9), réalisé en collaboration avec le Forum économique mondial. Ainsi, « le PIB mondial pourrait chuter de 22 % en cumulé à l’horizon 2100 si aucune action urgente n’est prise », alerte le rapport. Alors qu’un investissement de 2 % à 3 % du PIB mondial dans l’adoption de mesures d’atténuation et d’adaptation permettrait d’éviter de 10 % à 15 % de pertes du PIB au cours du siècle, ont calculé ses auteurs. « Si nous voulons inciter les puissances publiques et les acteurs privés à agir, la notion de coût, même s’il s’agit de mesurer les conséquences de l’inaction à défaut d’un véritable ROI, est essentielle », insiste Nicolas Salomon, chargé de projet au BCG et coauteur de ce rapport. Pour mener à bien ce minutieux travail de six mois, BCG a commencé par collecter et analyser des centaines de milliers de données, puis les a modélisées suivant deux scénarios probables, l’un avec des températures contenues au-dessous de +2 °C suivant l’ère préindustrielle, l’autre à +3°C, « malheureusement loin d’être improbable selon les experts scientifiques », confie Nicolas Salomon.

Vagues de chaleur, inondations, sécheresse, élévation du niveau de la mer, tempêtes, incendies… autant d’événements pris en compte par le BCG. « Nous avons comparé les projections scientifiques globales dans différents scénarios, avec des impacts économiques sectoriels locaux que nous avions déjà calculés pour nos clients, et le résultat est sans appel », assure le chef de projet. Qui espère donc que les leviers d’action, poussés par ceux qui mesureront les conséquences financières de l’immobilisme, seront rapidement déclenchés.

Car au-delà de l’intérêt à agir, il y a aussi, et surtout, urgence à passer à l’action selon Michel Lepetit, vice-président du Shift project spécialisé dans la finance et l’assurance. Et pas uniquement à s’adapter. « La prévention en matière de réchauffement climatique, ce sont surtout des SMS envoyés pour prévenir qu’un ouragan arrive et qu’il faut se mettre à l’abri », critique Michel Lepetit. « En France, nous avons un fonctionnement mutualiste que tout le monde nous envie, argumente-t-il. Mais ce système risque de se retrouver mis à mal si nous n’agissons pas plus vite, avec des assureurs qui seront tentés d’augmenter les primes et donc de transférer le risque sur les particuliers. Le sujet numéro 1 aujourd’hui, c’est la prévention. Or, si nous n’arrivons pas à coopérer, nous n’arriverons à rien. »

Une analyse que d’aucuns partagent. Ainsi, Laurent Rousseau, directeur général de Scor, dans une tribune parue dans Le Monde en janvier 2023 (10) : l’année « 2022 a démontré que l’augmentation du coût économique et assurantiel du changement climatique n’était pas conjoncturelle. Pour la deuxième année de suite, les pertes assurées liées aux catastrophes naturelles dépassent 100 milliards de dollars, contre une moyenne décennale de 72 milliards. L’inadéquation entre primes et risques constatés n’a, de fait, jamais été aussi forte », constatait-il alors. L’année dernière, ce montant a atteint 135 milliards de dollars, selon Swiss Re. Et il ne s’agit là que des dégâts assurés, le montant global des catastrophes naturelles étant estimé à 310 milliards au total (11). Des chiffres d’ores et déjà balayés par les incendies de Los Angeles, en janvier 2025, dont le montant des pertes est estimé à plus de 275 milliards de dollars au total. « Nos estimations, même les plus importantes, pourraient être en deçà de la réalité  en intégrant l’impact de points de bascule, comme la fonte de la calotte glaciaire du Groenland par exemple, regrette Nicolas Salomon. Chaque année, nous battons des records. »

Une tarification à revoir ?

Alors faut-il prendre des mesures de prévention incitatives, voire coercitives ? « Pourquoi pas, s’interroge Michel Lepetit. Sans revenir sur le principe de mutualisation et remettre en cause la solidarité, il y a peut-être des efforts de tarification à faire pour que les particuliers, et les collectivités, notamment les plus à risques, prennent les mesures adéquates. » « Cette question éthique, classique en assurance santé, émerge sur les risques climatiques, probablement parce que les techniques de modélisation des risques et d’analyse prédictive deviennent de plus en plus sophistiquées, écrit ainsi le mathématicien Arthur Charpentier, actuaire agrégé IA, dès juillet 2023, dans une tribune au Monde (12). (…) Augmenter les primes d’assurance dans ces zones permet d’envoyer un signal, alors que cacher artificiellement le risque dans une prime trop basse n’incite pas à la prévention. La contrepartie de ces hausses massives sera probablement de subventionner les polices pour les personnes à faible revenu vivant dans ces zones. »

Objectiver le ROI de la prévention des risques climatiques permet aux acteurs de mieux se projeter à long terme. Entreprises, particuliers comme collectivités. « Car ces dernières font face à un conflit d’intérêts, argumente Laurence Barry. Si elles investissent demain dans l’aménagement d’un parc d’activités, même situé en zone inondable, elles sont capables d’en calculer le ROI rapidement, en termes d’emploi, de dynamisme et d’attractivité. Mais si elles ne le font pas, dans l’hypothèse d’inondations futures, comment peuvent-elles le justifier auprès de leurs administrés ? Il leur faut du tangible et des données incontestables. » D’autant que chaque action peut, demain, servir d’exemple. « Prévenir est souvent perçu comme empêcher, alors que celui qui soutient, une fois la catastrophe passée, est vu comme quelqu’un qui agit, pose Laurence Barry. Il faut changer cette façon de voir les choses et donc que la prévention soit synonyme d’action. Or, ce n’est possible que si tout le monde prend sa part et que l’on évite les contre-exemples. »

Si les calculs et les modèles développés varient encore, ils font tous état d’un ROI positif, quel que soit le scénario sur lequel ils reposent pour estimer la fréquence des épisodes climatiques extrêmes. « La difficulté est souvent d’évaluer à quel horizon se fera le ROI, précise Jean-Vincent Raymondis. Avec le recul, nous pouvons certifier que prévenir est rentable, mais la fréquence de survenance n’est jamais certaine dans une courte période de temps. Or, les entreprises ont parfois besoin de certitudes à court terme. » En intégrant la prévention au cœur de son 3e plan national d’adaptation au changement climatique, dévoilé le 10 mars, la France semble avancer sur le sujet. Ce, en s’appuyant notamment sur les acteurs de terrain que sont les assureurs et sans même mentionner le ROI espéré. Car, quel qu’il soit, ne vaut-il pas mieux toujours prévenir ?

Références :

1 – « Rendement de la prévention : calcul du ratio coût-bénéfices de l’investissement dans la sécurité et la santé en entreprise », Association internationale de la sécurité sociale, Genève, 2011.

2 – « Sinistralité et performance économique des entreprises », note scientifique et technique, INRS, septembre 2023.

3 – « Return On Investment From Childhood Immunization In Low-And Middle-Income Countries, 2011-20 », Health affairs, février 2016.

4 – « Return On Investment From Immunization Against 10 Pathogens In 94 Low-And Middle-Income Countries, 2011-30 », Health affairs, août 2020.

5 – « What are the benefits and risks of using return on investment to defend public health programs ? », APHA et CPHA, Preventive medecine reports, juin 2016.

6 – « Allianz France lance l’écosystème Ma prévention et nomme Giovanna Santi pour en prendre la tête », communiqué de presse, Allianz France, mars 2023.

7 – « L’ensemble des règles de circulation est précisé en 1954 ; le recueil de données accidents, fiabilisé, comptabilise 7 166 personnes tuées à 3 jours (décédées sur le coup ou dans les 3 jours suivant l’accident) », Observatoire national interministériel de la sécurité routière.

8 – https://www.roadsafety-dss.eu/#/calculator

9 – « The Cost of Inaction : A CEO Guide to Navigating Climate Risk », BCG en collaboration avec le World economic forum, décembre 2024.

10 – « Le monde de la (ré)assurance doit aller plus loin et investir dans la prévention », Le Monde, 15 janvier 2023.

11 – « Hurricanes, severe thunderstorms and floods drive insured losses above USD 100 billion for 5th consecutive year, communiqué de presse », Swiss Re, 5 décembre 2024.

12 – « Ni les assureurs ni les gouvernements ne sont préparés à l’augmentation exponentielle des pertes liées au risque climatique », Le Monde, 9 juillet 2023.

Encadré

L’ingénierie de prévention, ou l’importance des retours terrain

Aux côtés de l’approche actuarielle pour mesurer les risques climatiques, les ingénieurs de prévention modélisent les données pour évaluer ces mêmes risques et, surtout, les coûts induits pour les entreprises. Jusqu’à leur garantir un ROI.

Avec ses 5 000 employés à travers le monde, dont 2 000 ingénieurs, la mutuelle d’assurances dommages FM est spécialisée, « depuis ses débuts voici près de 190 ans, sur les questions de prévention. Avec, depuis quelques années maintenant, une forte augmentation de nos activités tournées vers les risques naturels et climatiques », précise Loïc le Dréau, directeur général des opérations de Paris. Pour y parvenir, ses salariés effectuent chaque année quelque 100 000 visites de sites pour revenir avec « environ 800 points de données pour chacun d’entre eux », complète le responsable.

« Plus nous avons d’informations sur le site, plus les narratifs d’impacts seront précis et plus la quantification des coûts associés aux sinistres potentiels sera minutieuse », confirme Tom Verheyde, cofondateur de Resilient, créée dans l’objectif de livrer aux entreprises une solution de calcul des risques climatiques. « L’idée est d’aider les grands groupes, principalement industriels, à mettre en place leur politique de prévention des risques avec des éléments les plus tangibles possibles », précise-t-il.

La méthode employée par FM comme Resilient combine ainsi une connaissance importante du terrain, des milliers d’analyses de sites et l’usage de l’intelligence artificielle. « Cela nous permet de construire des outils statistiques des plus sophistiqués, notamment sur les questions de récurrence selon les scénarios climatiques que nous avons à disposition », exposent, comme en écho, Loïc Le Dréau et Tom Verheyde. Et de financiariser ces événements afin de mesurer le retour sur investissement des actions de prévention. Une nécessité pour mobiliser les entreprises et les aider à prioriser leurs actions, selon les deux experts.

« Si nous ne savons pas avec certitude à quel degré le changement climatique influera sur les événements, nous savons que ces derniers sont d’ores et déjà plus nombreux et plus intenses », plaide Tom Verheyde. « La perte de productivité liée à celle de machines, voire à la fermeture d’une usine à la suite de l’inondation ou de l’incendie d’un site, peut se compter en millions d’euros entre l’arrêt temporaire de production, le remplacement des outils, voire la compensation du personnel, détaille Loïc Le Dréau. C’est donc insensé de ne pas agir en amont pour éviter les dégâts. » D’autant que tous les scénarios prouvent que le retour sur investissement est réel. « En combinant la méthode actuarielle, qui a l’avantage d’être rapidement implémentable sur un très grand nombre de sites, et l’ingénierie de prévention, moins scalable mais plus précise sur un site donné, nous offrons aux entreprises des narratifs d’impacts incontestables, malgré les éléments d’incertitude persistants, et pouvons leur proposer des solutions de prévention des plus ciblées », enchérit Tom Verheyde.

Aujourd’hui, ce sont surtout les plus grands groupes industriels qui se tournent vers ces acteurs. « Les TPE ou PME font face à d’autres risques qu’elles pensent prioritaires, explique Tom Verheyde. C’est assez naturel. D’où la nécessité de leur montrer qu’investir dans la prévention des risques climatiques est aussi rentable que d’investir dans celle des risques professionnels. C’est indispensable. »

Point de vue

« Face à des objectifs systémiques, la prévention doit être la plus large possible »

Si le ROI de la prévention des risques climatiques reste difficile à évaluer, vous estimez qu’il est réel, pourquoi ?

Dans tous les travaux menés sur ce thème, qu’ils soient liés à un événement particulier ou à un ensemble d’occurrences, nous constatons que la prévention a un impact positif sur la sinistralité. S’il est difficile d’éviter tel ou tel ouragan ou tempête, il est possible d’en atténuer les effets. Nous pouvons donc agir, en amont, pour diminuer les conséquences des risques climatiques. Au vu du dérèglement en cours, de l’accélération des épisodes climatiques déjà observée (avec une hausse de la sinistralité de 54 % en 2024 par rapport à la moyenne des 10 années précédentes) et de l’importance des dégâts provoqués (1 000 milliards de dollars de dommages sur les 5 dernières années),
nous pouvons affirmer que le coût de l’inaction sera beaucoup plus important que les dépenses à effectuer pour s’adapter9.

Pour que la prévention soit la plus efficiente possible, et donc le ROI le plus intéressant, les actions menées doivent, selon le BCG, l’être de manière globale. Pouvez-vous en donner les principaux leviers, notamment pour les assureurs ?

Je vois essentiellement trois volets pour que les acteurs de la finance et de l’assurance, très préoccupés par le sujet, puissent agir et en retirer des bénéfices. Déjà, il faut qu’ils fassent évoluer leur gestion des risques en intégrant le changement climatique afin de revoir les modèles et de développer les produits adéquats. Ensuite, ils doivent accompagner leurs clients au plus près dans la mise en place de mesures de prévention afin de les sensibiliser au mieux et de leur faire adopter les bonnes pratiques. Enfin, ils ne peuvent agir seuls et doivent donc entraîner avec eux les institutions publiques, au premier rang desquelles le gouvernement, et travailler avec leurs pairs sur ces sujets, notamment dans le contexte français du régime catnat. Les objectifs sont systémiques, la prévention doit donc être la plus large possible et chacun doit y prendre sa part.

Pour autant, les assureurs ne sont pas garantis d’être les bénéficiaires des ROI des actions de prévention qu’ils mettent en place ?

Et pourtant, ils doivent passer à l’action. D’abord, parce qu’ils ont bien en tête que, de toute façon, dans de nombreux domaines, l’État finit souvent par se retourner contre eux. Par ailleurs, leur expertise sur les risques, extrêmement riche, permet de faire avancer la réflexion collective. Avec eux, c’est la mise en place des mesures de prévention les plus efficaces qui est garantie. Enfin, je suis convaincue que les actions de prévention se mènent en parallèle d’un renforcement de l’affiliation des assurés, car elles permettent de consolider l’adhésion des bénéficiaires et peuvent contribuer à fidéliser le portefeuille de clients. Les assureurs ont à y gagner sans avoir besoin de recourir à des démarches contractuelles exclusives.

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